in quiete
Il Sito di Gianfranco Bertagni

 

"La conoscenza di Dio non si può ottenere cercandola; tuttavia solo coloro che la cercano la trovano"
(Bayazid al-Bistami)

"Chi non cerca è addormentato, chi cerca è un accattone"
(Yun Men)

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Citations de Simone Weil

 

La pesanteur et la grâce. Plon 1948.

page

62. Pourquoi la volonté de combattre un préjugé est-elle un signe certain qu'on en est imprégné ? Elle procède nécessairement d'une obsession. Elle constitue un effort tout à fait stérile pour s'en débarrasser. La lumière de l'attention en pareille affaire est seule efficace, et elle n'est pas compatible avec une intention polémique.

68. L'amour de Dieu est pur quand la joie et la souffrance inspirent une égale gratitude.

119. L'attention absolument sans mélange est prière.

121. Le poète produit le beau par l'attention fixée sur du réel.

122. Méthode d'exercer l'intelligence, qui consiste à regarder.

130. Dans le domaine de l'intelligence, la vertu d'humilité n'est autre chose que le pouvoir d'attention.

131. L'intelligence s'efface du fait même qu'elle s'exerce. Je peux faire effort pour aller aux vérités, mais quand elles sont là, elles sont, et je n'y suis pour rien.

132. Le surnaturel est la lumière. Si on en fait un objet, on l'abaisse.

134. Le nettoyage philosophique de la religion catholique n'a jamais été fait. Pour le faire, il faudrait être dedans "et" dehors.

135. Justice. Etre continuellement prêt à admettre qu'un autre est tout autre que ce qu'on lit en lui. Chaque être crie en silence pour être lu autrement.

136. On peut être injuste par volonté d'offenser la justice, ou par mauvaise lecture de la justice. Mais c'est presque toujours le second cas.

138. L'anneau de Gygès (roi de Lydie, auquel la légende attribue la possession d'un anneau qui le rendait invisible). On donne les tares des autres civilisations comme preuves de l'insuffisance des religions auxquelles elles sont suspendues. Pourtant la destruction de l'Amérique par le massacre et de l'Afrique par l'esclavage, les massacres du Midi de la France, cela vaut bien l'homosexualité en Grèce ou les rites orgiaques en Orient. Mais on dit qu'en Europe il y a eu ces tares malgré la perfection du christianisme et dans les autres civilisations à cause de l'imperfection de la religion. - Mettre à part. En appréciant l'Inde ou la Grèce, on met le mal en relation avec le bien. En appréciant le christianisme, on met le mal à part.

 

L'enracinement. Gallimard 1949.

Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain.

page 9. Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de point de vue.

page 11. L'objet de l'obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l'être humain comme tel. Il y a toujours obligation envers tout être humain, du seul fait qu'il est un être humain, sans qu'aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n'en reconnaîtrait aucune. Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les jurisprudences, ni sur les coutumes, ni sur la structure sociale, ni sur les rapports de force, ni sur l'héritage du passé, ni sur l'orientation supposée de l'histoire. Car aucune situation de fait ne peut susciter une obligation. Cette obligation ne repose sur aucune convention. Car toutes les conventions sont modifiables selon la volonté des contractants, au lieu qu'en elle aucun changement dans la volonté des hommes ne peut modifier quoi que ce soit.

page 13. La conscience humaine n'a jamais varié sur ce point. Il y a des milliers d'années, les Egyptiens pensaient qu'une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : "Je n'ai laissé personne souffrir de la faim".

La liste des obligations envers l'être humain doit correspondre à la liste de ceux des besoins qui sont vitaux, analogues à la faim. Certains sont physiques, ils concernent la protection contre la violence, le logement, le vêtement, la chaleur, l'hygiène, les soins en cas de maladie.

D'autres sont en rapport avec la vie morale. Les cruautés qu'un conquérant peut exercer sur des populations soumises, massacres, mutilations, famine organisée, mise en esclavage ou déportation massives, sont de cet ordre, quoique la liberté ou le pays natal ne soient pas des nécessités physiques. Il y a des cruautés qui portent atteinte à la vie de l'homme sans porter atteinte à son corps. Ce sont celles qui privent l'homme d'une certaine nourriture nécessaire à la vie de l'âme.

page 15. On doit le respect à un champ de blé, non pas pour lui-même, mais parce que c'est de la nourriture pour les hommes. D'une manière analogue on doit du respect à une collectivité quelle qu'elle soit, patrie, famille ou tout autre, non pas pour elle-même, mais comme nourriture d'un certain nombre d'âmes humaines.

page 17. Il ne faut jamais confondre les besoins de la vie de l'âme avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices. Il faut discerner l'essentiel de l'accidentel. L'homme a besoin, non de riz ou de pommes de terre, mais de nourriture ; non de bois ou de charbon, mais de chauffage. De même pour les besoins de l'âme, il faut reconnaître les satisfactions différentes, mais équivalentes, répondant aux mêmes besoins. Il faut distinguer des nourritures de l'âme les poisons qui, quelque temps, peuvent donner l'illusion d'en tenir lieu.

page 51. Une grande usine moderne constitue un gaspillage en ce qui concerne le besoin de propriété. Ni les ouvriers, ni le directeur qui est aux gages d'un conseil d'administration, ni les membres d'un conseil qui ne la voient jamais, ni les actionnaires qui en ignorent l'existence, ne peuvent trouver en elle la moindre satisfaction à ce besoin.

page 53. Le besoin de vérité est plus sacré qu'aucun autre. Il n'en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s'est une fois rendu compte de la quantité et de l'énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l'eau d'un puits douteux.

page 61. L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle par l'intermédiaire de milieux dont il fait naturellement partie.

page 62. Il y a déracinement chaque fois qu'il y a conquête militaire. La conquête militaire, le pouvoir de l'argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement. L'argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner.

page 63. Le chômage est un déracinement à la deuxième puissance. Les ouvriers ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis ou syndicats soi-disant faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s'ils essayent de l'assimiler.

page 64. Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir d'obsession que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s'il est paysan, c'est parce qu'il n'était pas assez intelligent pour devenir instituteur.

65. Le désir d'apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare.

70. Les conquêtes ne sont pas de la vie, elles sont de la mort au moment même où elles se produisent. Ce sont les gouttes de passé vivant qui sont à préserver jalousement, partout, à Paris ou à Tahiti indistinctement, car il n'y en a pas trop sur le globe entier. Nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé.

page 72. Si partout où la technique le permet, les ouvriers étaient dispersés et propriétaires chacun d'une maison, d'un coin de terre et d'une machine ; si on ressuscitait pour les jeunes le Tour de France d'autrefois, au besoin à l'échelle internationale ; si les ouvriers avaient fréquemment l'occasion de faire des stages à l'atelier de montage où les pièces qu'ils fabriquent se combinent avec toutes les autres, ou d'aller aider à former des apprentis ; avec en plus une protection efficace des salaires, le malheur de la condition prolétarienne disparaîtrait.

page 80. Dans une immense entreprise telle que Renault, peu d'ouvriers ont l'air heureux en travaillant ; parmi ces quelques privilégiés se trouvent ceux qui s'occupent des tours automatiques réglables par des cames (écrit en 1943).

85. Les patrons sont incapables de penser plus de deux ou trois ans à l'avance.

page 92. La transposition est un critérium pour une vérité. Ce qui ne peut pas être transposé n'est pas une vérité ; de même ce qui ne change pas d'apparence selon le point de vue n'est pas un objet solide, mais un trompe-l'oeil. Dans la pensée aussi il y a un espace à trois dimensions.

Parmi toutes les formes actuelles de la maladie du déracinement, le déracinement de la culture n'est pas le moins alarmant. La première conséquence de cette maladie est généralement, dans tous les domaines, que les relations étant coupées chaque chose est regardée comme un but en soi. Le déracinement engendre l'idolâtrie.

 

95. Sauf exceptions, les oeuvres de deuxième ordre et au-dessous conviennent mieux à l'élite, et les oeuvres de tout premier ordre mieux au peuple.

98. Les grandes usines seraient abolies. Une grande entreprise serait constituée par un atelier de montage relié à un grand nombre de petits ateliers, d'un ou de quelques ouvriers chacun, dispersés à travers la campagne. Les machines n'appartiendraient pas à l'entreprise, elles appartiendraient aux minuscules ateliers dispersés partout, qui seraient à leur tour soit individuellement soit collectivement la propriété des ouvriers.

103. Un tel mode de vie sociale ne serait ni capitaliste ni socialiste. Il abolirait la condition prolétarienne, au lieu que ce qu'on nomme socialisme a tendance, en fait, à y précipiter tous les hommes.

Page 135. Après Charles V la France, si on veut employer le vocabulaire de Montesquieu, a cessé d'être une monarchie pour tomber dans l'état de despotisme, dont elle n'est sortie qu'au XVIIIe siècle. Nous trouvons aujourd'hui tellement naturel de payer des impôts à l'Etat que nous n'imaginons pas au milieu de quel bouleversement moral cette coutume s'est établie. Au XIVe siècle le paiement des impôts, excepté les contributions exceptionnelles consenties pour la guerre, était regardé comme un déhonneur, une honte réservée aux pays conquis, le signe visible de l'esclavage. On trouve le même sentiment exprimé dans le Romancero espagnol, et aussi dans Shakespeare : "Cette terre... a fait une honteuse conquête d'elle-même."

Charles VI enfant, aidé par ses oncles, par l'usage de la corruption et d'une atroce cruauté, a brutalement contraint le peuple de France à accepter un impôt absolument arbitraire, renouvelable à volonté, qui affamait littéralement les pauvres et était gaspillé par les seigneurs. C'est pourquoi les Anglais de Henri V furent d'abord accueillis comme des libérateurs, à un moment où les Armagnacs étaient le parti riche et les Bourguignons celui des pauvres.

136. Au 14e siècle le paiement des impôts, excepté les contributions exceptionnelles consenties pour la guerre, était regardé comme un déshonneur, une honte réservée aux pays conquis, le signe visible de l'esclavage.

138. On peut trouver dans l'histoire des faits d'une atrocité aussi grande, mais non plus grande, que la conquête par les Français des territoires situés au sud de la Loire, au début du 13e siècle. Ces territoires où existait dans un niveau élevé de culture, de tolérance, de liberté, de vie spirituelle, étaient animés d'un patriotisme intense pour ce qu'ils nommaient leur "langage" ; mot par lequel ils désignaient la patrie. Les Français étaient pour eux des étrangers et des barbares qui commencèrent par exterminer la ville entière de Béziers, et ils obtinrent l'effet cherché. Une fois le pays conquis, ils y installèrent l'Inquisition. Un trouble sourd continua à couver parmi ces populations, et les poussa plus tard à embrasser avec ardeur le protestantisme, dont d'Aubigné dit que, malgré les différences si considérables de doctrine, il procède directement des Albigeois. On peut voir combien était forte dans ces pays la haine du pouvoir central, par la ferveur religieuse témoignée à Toulouse aux restes du duc de Montmorency, décapité pour rébellion contre Richelieu. La même protestation latente les jeta avec enthousiasme dans la Révolution française. Plus tard, ils devinrent radicaux-socialistes, laïques, anticléricaux.

page 140. Si discrédité que soit l'autonomisme breton par la personne de ceux qui le manoeuvrent et les fins inavouables qu'ils poursuivent, il est certain que cette propagande répond à quelque chose de réel à la fois dans les faits et dans les sentiments de ces populations. Il y a des trésors latents, dans ce peuple, qui n'ont pas pu sortir. La culture française ne lui convient pas ; la sienne ne peut pas germer ; dès lors il est maintenu tout entier dans les bas-fonds des catégories sociales inférieures. Les Bretons fournissent une large part des soldats illettrés ; les Bretonnes, dit-on, une large part des prostituées de Paris. L'autonomie ne serait pas un remède, mais cela ne signifie pas que la maladie n'existe pas.

page 150. Le dévouement de Richelieu à l'Etat a déraciné la France. Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que qui que ce soit put s'opposer à l'Etat. Il suffit de lire les dédicaces de Corneille pour sentir à quel degré de servilité ignoble il avait su abaisser les esprits.

154. La fonction propre de la religion, c'est d'imprégner de lumière toute la vie profane, publique et privée, sans jamais aucunement la dominer.

page 159. Il existe des Eglises et des partis internationaux. Mais quant aux Eglises, elles présentent le scandale intolérable de prêtres et de fidèles demandant à Dieu en même temps, avec les mêmes rites, les mêmes paroles, et, il faut le supposer, un degré égal de foi et de pureté de coeur, la victoire militaire pour l'un ou l'autre de deux camps ennemis. Ce scandale date de loin ; mais dans notre siècle la vie religieuse est subordonnée à celle de la nation plus qu'elle ne l'a jamais été.

page 168. Si peu enclins que soient les hommes de tous les milieux à l'effort de l'examen critique, une absurdité éclatante, même s'ils ne la reconnaissent pas, les met dans un état de malaise qui affaiblit l'âme. Il n'y a au fond rien de plus mélangé à la vie humaine commune et quotidienne que la philosophie, mais une philosophie implicite.

page 172. Tant que la patrie était le peuple constitué en nation souveraine, aucun problème ne se posait sur ses rapports avec la justice. Car on admettait - tout à fait arbitrairement et par une interprétation très superficielle du "Contrat Social" - qu'une nation souveraine ne commet pas d'injustice envers ses membres ni envers ses voisins ; on supposait que les causes qui produisent l'injustice sont toutes liées à la non-souveraineté de la nation. Mais dès lors que derrière la patrie il y a le vieil Etat, la justice est loin.

page 173. Il est vrai que les hommes sont capables de diviser leur âme en compartiments, dans chacun desquels une idée a une espèce de vie sans relation avec les autres. Il n'aiment ni l'effort critique ni l'effort de synthèse, et ne se les imposent pas sans violence.

174. Hitler a fait une observation géniale sur la propagande, à savoir que la force brutale ne peut pas l'emporter sur les idées si elle est seule, mais qu'elle y parvient aisément, en s'adjoignant quelques idées d'aussi basse qualité qu'on voudra.

page 184. Les collaborateurs de 1943 ont à l'égard de l'Europe nouvelle que forgerait une victoire allemande l'attitude qu'on demande aux Provençaux, aux Bretons, aux Alsaciens, aux Francs-Comtois d'avoir, quant au passé, à l'égard de la conquête de leur pays par le roi de France. Pourquoi la différence des époques changerait-elle le bien et le mal ?

page 202. Il faut accepter la situation qui nous est faite et qui nous soumet à des obligations absolues envers des choses relatives, limitées et imparfaites. Pour discriminer quelles sont ces choses et comment peuvent se composer leurs exigences envers nous, il faut seulement voir clairement en quoi consiste leur relation avec le bien.

Pour la patrie, les notions d'enracinement, de milieu vital, suffisent à cet effet. Elles n'ont pas besoin d'être établies par des preuves, car depuis quelques années (écrit en 1943) elles sont vérifiées expérimentalement. Comme il y a des milieux de culture pour certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l'âme en chacun et certaines manières de penser et d'agir circulant des uns aux autres qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparaissent quand un pays est détruit.

Aujourd'hui, tous les Français savent ce qui leur a manqué dès que la France a sombré. Ils le savent comme on sait ce qui manque quand on ne mange pas. Ils savent qu'une partie de leur âme colle tellement à la France que lorsque la France leur est ôtée elle y reste collée comme la peau à un objet brûlant, et est ainsi arrachée. Il existe donc une chose à laquelle est collée une partie de l'âme de chaque Français, la même pour tous, unique, réelle à la manière des choses qu'on peut toucher, quoiqu'impalpable. Dès lors ce qui menace la France de destruction - et dans certaines circonstances une invasion est une menace de destruction - équivaut à la menace d'une mutilation physique de tous les Français, et de leurs enfants et petits-enfants, et de leurs descendants à perte de vue. Car il y a des populations qui ne se sont jamais guéries d'avoir été une fois conquises.

Page 206. En définissant la patrie comme un certain milieu vital, on évite les contradictions et les mensonges qui rongent les patriotismes. Il est un certain milieu vital ; mais il y en a d'autres. Il a été produit par un enchevêtrement de causes où se sont mélangés le bien et le mal, le juste et l'injuste, et de ce fait il n'est pas le meilleur possible. Il s'est peut-être constitué aux dépens d'une autre combinaison plus riche en effluves vitaux, et au cas où il en serait ainsi les regrets seraient légitimes ; mais les événements passés sont accomplis ; ce milieu existe, et tel qu'il est doit être préservé comme un trésor à cause du bien qu'il contient.

Les populations conquises par les soldats du roi de France dans beaucoup de cas ont souffert un mal. Mais tant de liens organiques ont poussé au cours des siècles qu'un remède chirurgical ne ferait qu'ajouter à ce mal un mal nouveau. Le passé n'est que partiellement réparable, et il ne peut l'être que par une vie locale et régionale autorisée, encouragée sans réserve par les pouvoirs publics dans le cadre de la nation française. D'autre par la disparition de la nation française, loin de réparer si peu que ce soit le mal de la conquête passée, le renouvelle avec une gravité considérablement accrue ; si des populations ont subi, il y a quelques siècles, une perte de vitalité du fait des armes françaises, elles seront moralement tuées par une nouvelle blessure infligée par les armes allemandes. En ce sens seulement est vrai le lieu commun selon lequel il n'y a pas incompatibilité entre l'amour de la petite patrie et celui de la grande. Car de cette manière, un homme de Toulouse peut regretter passionnément que sa ville soit jadis devenue française ; que tant de merveilleuses églises romanes aient été détruites pour faire place à un médiocre gothique d'importation ; que l'Inquisition ait arrêté l'épanouissement spirituel ; et il peut plus passionnément encore se promettre de ne jamais accepter que cette même ville devienne allemande.

De même pour l'extérieur. Si la patrie est un milieu vital, elle n'a besoin d'être soustraite aux influences extérieures que dans la mesure nécessaire pour le demeurer, et non pas absolument. Une autorité raisonnable et limitée émanant d'organismes internationaux et ayant pour objet des problèmes essentiels dont les données sont internationales, cesserait d'apparaître comme un crime de lèse-majesté.

220. Les crimes des hommes n'ont pas diminué la compassion du Christ. Ainsi la compassion a les yeux ouverts sur le bien et le mal et trouve dans l'un et l'autre des raisons d'aimer. C'est le seul amour ici-bas qui soit vrai et juste.

256. Un soldat disait un jour, racontant son propre comportement pendant une campagne : "J'ai obéi à tous les ordres, mais je sentais qu'il aurait été pour moi impossible, infiniment au-dessus de mon courage, d'aller au-devant d'un danger volontairement et sans ordres".

262. Un homme qui a quelque chose de nouveau à dire ne peut être d'abord écouté que de ceux qui l'aiment.

291. Si on cherche des noms qui évoquent de la pureté, on en trouverait peu. Dans l'histoire de France, trouverait-on un autre nom que Jeanne d'Arc ? Ce n'est pas sûr.

293. Les églises romanes, le chant grégorien n'ont pu surgir que parmi des populations où il y avait beaucoup plus de pureté qu'il n'y en a eu aux siècles suivants.

306. Il n'est pas au pouvoir d'un homme d'exclure absolument toute espèce de justice des fins qu'il assigne à ses actions. Les nazis eux-mêmes ne l'ont pas pu. Si c'était possible à des hommes, eux sans doute l'auraient pu. Leur conception de l'ordre juste qui doit en fin de compte résulter de leurs victoires repose sur la pensée que, pour tous ceux qui sont esclaves par nature, la servitude est la condition à la fois la plus juste et la plus heureuse. Or c'est la pensée même d'Aristote, son grand argument pour l'apologie de l'esclavage. Saint Thomas, bien qu'il n'approuvât pas l'esclavage, regardait Aristote comme la plus grande autorité pour tous les sujets d'étude accessibles à la raison humaine, au nombre desquels la justice. Par suite l'existence dans le christianisme contemporain d'un courant thomiste constitue un lien de complicité entre le camp nazi et le camp adverse. Car, bien que nous repoussions cette pensée d'Aristote, nous sommes forcément amenés dans notre ignorance à en accueillir d'autres qui ont été en lui la racine de celle-là. Un homme qui prend la peine d'élaborer une apologie de l'esclavage n'aime pas la justice. Le siècle où il vit n'y fait rien. Accepter comme ayant autorité la pensée d'un homme qui n'aime pas la justice, cela constitue une offense à la justice, inévitablement punie par la diminution du discernement. Si St Thomas a commis cette offense, rien ne nous contraint à la répéter.

312. L'existence de la science donne mauvaise conscience aux chrétiens. Peu d'entre eux osent être certains que, s'ils partaient de zéro et s'ils considéraient tous les problèmes en abolissant toute préférence, dans un esprit d'examen absolument impartial, le dogme chrétien leur apparaîtrait comme étant manifestement et totalement la vérité.

315. Pour que le sentiment religieux procède de l'esprit de vérité, il faut être totalement prêt à abandonner sa religion, dût-on perdre ainsi toute raison de vivre, au cas où elle serait autre chose que la vérité. Autrement on n'ose pas même poser le problème dans sa rigueur. Dieu ne doit pas être pour un coeur humain une raison de vivre comme est le trésor pour l'avare. On peut aimer Dieu ainsi. Mais on ne le doit pas.

319. La vérité est l'éclat de la réalité.

323. Aux 15e et 17e siècles, les savants se lançaient des défis. Quand ils publiaient leurs découvertes, ils omettaient exprès des chaînons dans l'enchaînement des preuves pour empêcher leurs collègues de comprendre tout à fait ; ils se garantissaient ainsi du danger qu'un rival pût prétendre avoir fait la même découverte avant eux. Descartes lui-même avoue avoir fait cela dans sa Géométrie. Cela prouve qu'il n'était pas un philosophe au sens qu'avait le mot pour Pythagore et Platon, un amant de la Sagesse divine ; depuis la disparition de la Grèce, il n'y a plus eu de philosophe.

326. Les théories poussent comme au hasard, et il y a une survivance des plus aptes. Une telle science peut être une forme de l'élan vital, mais non pas une forme de la recherche de la vérité. Les savants parlent assez souvent de théories démodées. Ce serait un scandale, si nous n'étions pas trop abrutis pour être sensibles à aucun scandale. Nous souffrons réellement de la maladie d'idolâtrie ; elle est si profonde qu'elle ôte aux chrétiens la faculté du témoignage pour la vérité. Aucun dialogue de sourds ne peut approcher en force comique le débat de l'esprit moderne et de l'Eglise. Les incroyants choisissent pour en faire des arguments contre la foi chrétienne, au nom de l'esprit scientifique, des vérités qui constituent indirectement ou même directement des preuves manifestes de la foi. Les chrétiens ne s'en aperçoivent jamais, et ils s'efforcent faiblement, avec une mauvaise conscience, avec un manque affligeant de probité intellectuelle, de nier ces vérités. Leur aveuglement est le châtiment du crime d'idolâtrie.

329. L'esprit de vérité peut résider dans la science à la condition que le mobile du savant soit l'amour de l'objet qui est la matière de son étude. Cet objet, c'est l'univers dans lequel nous vivons. Que peut-on aimer en lui sinon sa beauté ? La vraie définition de la science, c'est qu'elle est l'étude de la beauté du monde. Le savant a pour fin l'union de son propre esprit avec la sagesse mystérieuse éternellement inscrite dans l'univers. Dès lors comment y aurait-il opposition ou même séparation entre l'esprit de la science et celui de la religion ? L'investigation scientifique n'est qu'une forme de la contemplation religieuse.

330. Le Nouveau Testament est parfaitement apte à être l'inspiration centrale d'une science parfaitement rigoureuse. Mais le christianisme a subi une transformation, probablement liée à son passage au rang de religion romaine officielle. Après cette transformation, la pensée chrétienne, excepté quelques rares mystiques toujours exposés au danger d'être condamnés, n'admit plus d'autre notion de la Providence divine que celle d'une Providence personnelle.

Cette notion se trouve dans l'Evangile, car Dieu y est nommé le Père. Mais la notion d'une Providence impersonnelle, et en un sens presque analogue à un mécanisme, s'y trouve aussi. "Devenez les fils de votre Père, celui des cieux ; car il fait lever le soleil sur les méchants et les bons, et fait tomber la pluie sur les justes et les injustes... soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait" (Mt 5 45).

Ainsi c'est l'impartialité aveugle de la matière inerte, c'est cette régularité impitoyable de l'ordre du monde, absolument indifférente à la qualité des hommes, et de ce fait si souvent accusée d'injustice - c'est cela qui est proposé comme modèle de perfection à l'âme humaine. C'est une pensée d'une profondeur telle que nous ne sommes pas même aujourd'hui capables de la saisir ; le christianisme contemporain l'a tout à fait perdue.

374. Les Romains n'adoptèrent le christianisme qu'en le vidant de son contenu spirituel.

375. Nous voyons apparaître les promesses d'une civilisation chrétienne aux 11e et 12e siècles. Les pays du sud de la Loire, qui en étaient le principal foyer de rayonnement, étaient imprégnés à la fois de spiritualité chrétienne et de spiritualité antique ; s'il est vrai du moins que les Albigeois sont des Manichéens, et par suite procèdent non seulement de la pensée perse, mais aussi de la pensée gnostique, stoïcienne, pythagoricienne, égyptienne. La civilisation alors en germe aurait été pure de toute souillure d'esclavage. Les métiers auraient été au centre.

 

Oppression et liberté. Gallimard 1955.

page

60. Marx rend admirablement compte du mécanisme de l'oppression capitaliste. Mais on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner. On ne retient de cette oppression que l'aspect économique, à savoir l'extorsion de la plus-value. Mais Marx a bien montré que la véritable raison de l'exploitation des travailleurs, ce n'est pas le désir qu'auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d'agrandir l'entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n'est pas seulement l'entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu'elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu'aussi longtemps qu'il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. Lorsque la révolution se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d'exploiter et d'opprimer les masses travailleuses, de peur d'être plus faible que les autres nations. C'est ce dont l'histoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse.

 

94. Le véritable sujet de l'Iliade, c'est l'emprise de la guerre sur les guerriers, et par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens à une guerre meurtrière et sans objet, et c'est pourquoi, tout au long du poème, c'est aux dieux qu'est attribuée l'influence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants qu'un éclair de raison pousse à abandonner la lutte. Ainsi dans cet antique et merveilleux poème apparaît déjà le mal essentiel de l'humanité, la substitution des moyens aux fins.

 

142. Jamais l'individu n'a été aussi complètement livré à une collectivité aveugle, et jamais les hommes n'ont été plus incapables non seulement de soumettre leurs actions à leurs pensées, mais même de penser. Les termes d'oppresseurs et d'opprimés, la notion de classes, tout cela est bien prêt de perdre toute signification, tant sont évidentes l'impuissance et l'angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les coeurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l'inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, du vertige. Les jeunes qui y grandissent reflètent plus que les autres à l'intérieur d'eux-mêmes le chaos qui les entoure.

 

146. Le renversement du rapport entre moyens et fins qui est dans une certaine mesure la loi de toute société oppressive, devient total ou presque et s'étend à presque tout. L'argent ne fournit pas un procédé commode pour échanger les produits, c'est l'écoulement des marchandises qui est un moyen pour faire circuler l'argent. La puissance et la concentration des armements mettent toutes les vies humaines à la merci du pouvoir central. En raison de l'extension formidable des échanges, la plupart des hommes ne peuvent atteindre les choses qu'ils consomment que par l'intermédiaire de la société et contre de l'argent ; les paysans eux-mêmes sont aujourd'hui soumis dans une large mesure à cette nécessité d'acheter. comme la grande industrie est un régime de production collective, bien des hommes sont contraints, pour que leurs mains puissent atteindre la matière du travail, de passer par une collectivité qui se les incorpore et les astreint à une tâche plus ou moins servile ; lorsque la collectivité les repousse, la force et l'habileté de leurs mains restent vaines. Les paysans eux-mêmes, qui échappaient jusqu'ici à cette condition misérable, y ont été réduits récemment sur un sixième du globe. Un état de choses aussi étouffant suscite bien ça et là une réaction individualiste ; l'art, et notamment la littérature, en porte des traces ; mais cette réaction ne peut mordre ni sur le domaine de la pensée ni sur celui de l'action, elle demeure enfermée dans le jeu de la vie intérieure ou dans ceux de l'aventure et des actes gratuits ; tout porte à croire que même cette ombre de réaction est vouée à disparaître presque complètement.

 

148. L'extension de la spéculation abouti à rendre la prospérité des entreprises indépendante, dans une large mesure, de leur bon fonctionnement ; du fait que les ressources apportées par la production même de chacune d'elles comptent de moins en moins à côté de l'apport perpétuel de capital nouveau.

 

150. Il s'agit non plus tant de bien organiser le travail que d'arracher la plus grande part possible de capital disponible épars dans la société en écoulant des actions, et d'arracher ensuite la plus grande quantité possible d'argent dispersé de toutes parts en écoulant des produits ; tout se joue dans le domaine de l'opinion et presque de la fiction, à coups de spéculation et de publicité. Le crédit étant à la clé de tout succès économique, l'épargne est remplacée par les dépenses les plus folles. Il s'agit dans la lutte pour la puissance économique bien moins de construire que de conquérir ; et comme la conquête est destructrice, le système capitaliste, demeuré pourtant en apparence à peu près le même qu'il y a cinquante ans, s'oriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte économique, publicité, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entièrement sur le crédit, écoulement de produits inutiles par des procédés presque violents, spéculations destinées à ruiner les entreprises rivales, tendent à saper les bases de toute vie économique bien plutôt qu'à les élargir. Deux phénomènes connexes commencent à apparaître clairement et à faire peser sur la vie de chacun une menace tragique ; à savoir d'une part le fait que l'Etat tend de plus en plus, et avec une extraordinaire rapidité, à devenir le centre de la vie économique et sociale, et d'autre part la subordination de l'économique au militaire. Il est assez naturel que le caractère de plus en plus bureaucratique de l'activité économique favorise les progrès de la puissance de l'Etat, lequel est l'organisation bureaucratique par excellence. Dès lors que la lutte pour la puissance s'opère par la conquête et la destruction, autrement dit par une guerre économique diffuse, il n'est pas étonnant que la guerre proprement dite vienne au premier plan.

 

154. Chaque milieu apparaît du dehors comme un objet de cauchemar. Les rêves des ouvriers sont hantés par des monstres mythologiques qui ont nom Finance, Industrie, Bourse, Banque et autres ; les bourgeois rêvent d'autres monstres qu'ils nomment meneurs, agitateurs, démagogues ; chaque peuple regarde les peuples d'en face comme des monstres collectifs animés d'une perversité diabolique.

 

155. De nos jours toute tentative pour abrutir les êtres humains trouve à sa disposition des moyens puissants. En revanche, une chose est impossible, quand même on disposerait de la meilleure des tribunes ; à savoir diffuser largement les idées claires, des raisonnements corrects, des aperçus raisonnables.

 

156. Toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements, partis ou syndicats, capables d'exercer une influence réelle, ceux-ci ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu'ils voulaient réformer ou abattre, à savoir l'organisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, le mépris de l'individu, la sépartion entre la pensée et l'action, le caractère machinal de la pensée elle-même, l'utilisation de l'abêtissement et du mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite. L'unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d'une décentralisation progressive de la vie sociale ; mais celle-ci ne peut pas s'imaginer, même en rêve, dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. Plus ils se sentiront animés de bonnes intentions, plus ceux qui sont au pouvoir seront amenés malgré eux à étendre ce pouvoir pour étendre leur capacité à faire le bien ; ce qui revient à opprimer dans l'espoir de libérer, comme l'a fait Lénine.

 

159. Dans notre technique il y a des germes de libération du travail. Le plus beau type de travailleur conscient qui soit apparu dans l'histoire est l'ouvrier qualifié. Si, au cours des vingt dernières années, la machine-outil a pris des formes de plus en plus automatiques, si le travail accompli, même sur des machines de modèle relativement ancien, est devenu de plus en plus machinal, c'est la concentration croissante de l'économie qui en est cause. Qui sait si une industrie dispersée en d'innombrables petites entreprises ne susciterait pas une évolution inverse de la machine-outil, et parallèlement des formes de travail demandant encore bien plus de conscience et d'ingéniosité que le travail le plus qualifié des usines modernes ? Il est d'autant moins défendu de l'espérer que l'électricité fournit la forme d'énergie qui conviendrait à une semblable organisation industrielle (1934).

 

172. Un ouvrier rapporte arbitrairement au patron toutes les souffrances qu'il subit dans l'usine, sans se demander si dans tout autre système de propriété la direction de l'entreprise ne lui infligerait pas encore une partie de ces souffrances ou même n'en aggraverait pas certaines. Dans l'autre camp, une ignorance identique fait assimiler à des fauteurs de désordre tous ceux qui envisagent la fin du capitalisme. Ainsi la lutte entre adversaires et défenseurs du capitalisme est une lutte d'aveugles ; les efforts des lutteurs d'un côté comme de l'autre, n'embrassent que le vide ; et c'est pourquoi cette lutte risque de devenir impitoyable.

 

185. Marx analyse et démonte avec une admirable clarté le mécanisme de l'oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu'on ne peut guère se représenter comment, avec les mêmes rouages, le mécanisme pourrait un beau jour se transformer au point que l'oppression s'évanouisse progressivement...

 

205. Les groupes sociaux se fabriquent des morales à leur propre usage, par lesquelles chacun soustrait à l'atteinte du mal son activité spécifique. Il y a ainsi une morale de l'homme de guerre, une morale de l'homme d'affaires, et ainsi de suite, dont le premier article est de nier qu'on puisse commettre aucun mal quand on mène régulièrement la guerre, les affaires, et ainsi de suite. toutes les pensées qui circulent dans une société, quelle qu'elle soit, sont influencées par la morale particulière du groupe qui la domine. C'est un fait qui n'a jamais été ignoré, et que Platon, par exemple, connaissait parfaitement.

 

207. Marx, exactement comme les hommes d'affaires de son temps, ou les guerriers du moyen âge, aboutissait à une morale qui mettait au-dessus du péché la catégorie sociale dont il faisait partie, à savoir celle des révolutionnaires professionnels. Il retombait dans la faiblesse même qu'il avait fait tant d'efforts pour éviter, comme il arrive à tous ceux qui cherchent la force morale où elle n'est pas.

 

211. Il y a vingt-cinq siècles, certains philosophes grecs affirmaient que l'esclavage est absolument contraire à la raison et à la nature. Autant les fluctuations de la morale selon les temps et les pays sont évidentes, autant aussi il est évident que la morale qui procède directement de la mystique est une, identique, inaltérable. On peut le vérifier en considérant l'Egypte, la Grèce, l'Inde, la Chine, le bouddhisme, la tradition musulmane, le christianisme, et le folklore de tous les pays. Cette morale est inaltérable parce qu'elle est un reflet du bien absolu qui est situé hors de ce monde. Il est vrai que toutes les religions, sans exception, ont fait des mélanges impurs de cette morale et de la morale sociale, avec des dosages variables. Elle n'en constitue pas moins la preuve expérimentale ici-bas que le bien pur et transcendant est réel ; en d'autres termes, la preuve expérimentale de l'existence de Dieu.

 

248. Marx était incapable d'un véritable effort de pensée scientifique, parce que cela ne l'intéressait pas. Ce matérialiste ne s'intéressait qu'à la justice. Il en était obsédé. Sa vue si claire de la nécessité sociale était de nature à le désespérer, puisque c'est une nécessité assez puissante pour empêcher les hommes, non seulement d'obtenir, mais même de penser la justice. Il ne voulait pas du désespoir. Il sentait irrésistiblement en lui-même que le désir de justice de l'homme est trop profond pour admettre un refus. Il s'est réfuugié dans un rêve où la matière sociale elle-même se charge des deux fonctions qu'elle interdit à l'homme, à savoir non seulement d'accomplir, mais de penser la justice.

 

251. Marx regardait comme juste et bon, non pas ce qui apparaît tel à des esprits faussés par le mensonge social, mais exclusivement ce qui pouvait hâter l'apparition d'une société sans mensonge ; en revanche, dans ce domaine, tout ce qui est efficace, sans aucune exception, est parfaitement juste et bon, non pas en soi, mais relativement au but final. Ainsi Marx retombait dans cette morale de groupe qui lui répugnait au point de lui faire haïr la société. Comme autrefois les féodaux, comme de son temps les gens d'affaires, il s'était fabriqué une morale qui mettait au-dessus du bien et du mal l'activité du groupe social dont il faisait partie, celui des révolutionnaires professionnels (Londres 1943).

 

Ecrits de Londres. Gallimard 1957.

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13. Il y a depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l'expérience des crimes commis, soufferts et observés, s'attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain.

36. L'esprit de justice et de vérité n'est pas autre chose qu'une certaine espèce d'attention, qui est du pur amour. Par une éternelle disposition de la Providence, tout ce qu'un homme produit en tout domaine quand l'esprit de justice et de vérité le maîtrise est revêtu de l'éclat de la beauté. Tout ce qui procède de l'amour pur est illuminé par l'éclat de la beauté.

42. Ce qu'expriment certains mots est inconcevable : Dieu, vérité, justice, amour, bien. Ces mots sont dangereux à employer. Leur usage est une ordalie. Il faut à la fois ne les enfermer dans aucune conception humaine, et leur joindre des conceptions et des actions directement et exclusivement inspirées par leur lumière. Autrement ils sont rapidement reconnus par tous comme étant du mensonge.

102. Nous ne devons pas méconnaître que l'Allemagne est pour nous tous, gens du 20e siècle, un miroir. Ce que nous apercevons là de tellement hideux, ce sont nos propres traits, seulement grossis. Cette pensée ne doit rien ôter à l'énergie de la lutte, au contraire.

198. Lettre à Maurice Schumann. Je ne peux pas mettre la mention "tala" après ma signature, car je ne suis pas baptisée. Et pourtant il me semble qu'en la mettant je ne mentirais pas (en prenant le mot dans son sens étymologique qui désigne ceux qui "vont-à-la messe").

J'adhère totalement aux mystères de la foi chrétienne, de l'espèce d'adhésion qui me paraît convenir seule à des mystères ; cette adhésion est amour, non affirmation. Certainement j'appartiens au Christ. Du moins, j'aime à le croire.

Mais je suis retenue hors de l'Eglise par des difficultés irréductibles, je le crains, d'ordre philosophique, concernant non pas ces mystères eux-mêmes, mais les précisions dont l'Eglise a cru devoir les entourer au cours des siècles, et surtout l'usage, à ce sujet, des mots "anathema sit".

Quoique étant hors de l'Eglise, ou plus exactement sur le seuil, je ne puis m'empêcher d'avoir le sentiment qu'en réalité je suis quand même au-dedans. Rien ne m'est plus proche que ceux qui sont dedans.

 

 

 

Da: http://ourworld.compuserve.com/homepages/JFVernet/280Weil.htm

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